LE FUMISTE
Toute la journée elle se promit la nuit,
savait gré à son mari. La nuit vint. Des baisers, puis peu
à peu longue conversation intarissable dans laquelle il détailla
tous ses projets d'avenir (ne parla pas d'enfants !) puis maintenant faisons
dodo. Rien.
La nuit suivante, tandis qu'elle était
couchée, près du lit, à la lampe, travailla,
prétextant un travail pressé, se levant parfois pour l'embrasser
et lui faire des chatouilles, puis se rasseyait et travaillait, un travail
sur la mosaïque, et ne se mit au lit que très tard,
quand elle dormait.
Le matin quand il s'éveillait, il l'embrassait
avec un bonjour et se levait aussitôt, loi apportant son café,
l'aidant à s'habiller, mettant des baisers là où elle
voulait des épingles.
Le lendemain elle prit froid et toussotta,
il fit venir un médecin, grossit la chose, la soigna et se coucha
tard prés d'elle avec mille précautions.
Le lendemain idem, le rhume la tint une semaine,
rien, rien.
Dès lors ce fut tous les soirs la même
chose. Il l'embrassait, la caressait, la traitait en enfant, puis ils s'endormaient.
Elle n'osait rien dire, l'excitait vaguement.
Un jour elle s'avança jusqu'à
dire ingénument : «Quand j'aurai un bébé, ceci,
cela, etc.»... il l'embrassa, la mangeant de baisers, l'appelant
: trésor de petit cœur, va.
Elle attendait pour la nuit... rien.
Elle se perdait en conjonctures: Ne pouvait-il
pas? quoi donc ?
Elle n'osait en parler à ses amies,
ne répondant pas à leurs allusions curieuses de vieilles
filles ou de mariées mures et mères.
Enfin, un matin, comme il allait l'embrasser,
elle l'étreignit et fit avec une voix larmoyante. Ah tu ne m'aimes
pas, Pierrot !... - Que dis-tu là ? es-tu folle? et il la couvrit
de baisers, arrangea une partie pour la journée - mais elle ne voulu
pas y aller, prétextant un mal de tête.
Deux mois se passèrent.
Quel supplice! elle était toute changée,
Elle en parla à sa mère. Lui, répondit par des échappatoires
à ses insinuations. - Une semaine après. la mère envoya
à son gendre son médecin qui s'informa. On ne lui avait jamais
connu de maîtresses, Pierrot le mit à la porte : «Mêlez-vous»
de ce qui vous regarde. - Alors le médecin: « Prenez garde
que votre femme n'aille demander à un autre ce que vous lui refusez.
- Qu'elle y aille ! » La belle-mère le sut et en menaça
encore son gendre. Il répondit en achetant deux revolvers, et en
surveillant à toute heure sa femme et en lui retirant sa tendresse
et ses baisers. Elle fut tout à fait malheureuse. - La mère
et le médecin firent un procès en séparation, il se
refusa á toutes les vérifications médicales, perdit
son procès, mais... il usa de sa dernière nuit de mari, l'éreinta
d'amour comme un taureau, puis au matin, sifflotant, sifflotant comme si
rien ne se fût passé, il fit ses malles et partit pour Le
Caire, lui serrant la main, l'embrassant avec des larmes: je t'aimais bien;
tu aurais été la plus heureuse des femmes, mais on ne m'a
pas compris. Te voilà veuve irremariable. Et il partit léger
et ricanant, dansant dans son compartiment à chaque station.
Jules Laforgue