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Pataugement(1)
Belle Philis on désespère.
Vouloir, toujours vouloir! Ah! gouffre insatiable,
N'as-tu donc pas assez englouti d'univers ?
Ne soupçonnes-tu pas à quel néant tu sers ?
N'entends-tu pas, sans trêve, en la nuit lamentable,
Les Astres te chanter plus nombreux que le sable
La désillusion en sublimes concerts ?

Nous t'avons dépouillé pourtant vieil artifice!
Nous, les martyrs maudits à l'oubli destinés,
On nous veut jusqu'au bout pour que Dieu s'accomplisse;
Mais nous ne croyons plus au jour de la Justice,
Va, laisse-nous dormir; nous sommes résignés.
-Ah! tu chantes toujours nos cœurs obstinés!

Tout espère ici-bas. Le phtisique au teint jaune
Que l'art a condamné, qui se traîne à pas lents
Par les sentiers déserts où le gazon frissonne,
De son râle poussif confie au vent d'automne
Qu'il veut aimer et vivre et revoir le printemps.

Par les soirs pluvieux, la pauvre fille-mère
Qui vient tenter la Seine immense fossoyeur,
Devant ce noir mouvant où tremble un réverbère,
Se roidissant encor, retourne à sa misère
Cramponnée à l'espoir d'un avenir meilleur.

Le gueux damné cent fois, et dont l'heure est venue
Entend un son de cloche apporté par le vent,
Les cierges, l'or, l'encens et l'orgue triomphant...
Il sait, il revoit tout; et sa tête chenue
S'incline, se sentant fondre une larme inconnue
Il se repose en Dieu comme un petit enfant.

C'est vrai, l'Histoire même, après tant de calvaires,
Tant de siècles passés au désert, à gémir,
Tant de labeurs perdus sans même un souvenir,
Tant d'expiations et de nuits séculaires
Trouve encor des rêveurs éblouis de chimères
Pour lui montrer là-bas l'Éden de l'avenir!

Douter, désespérer! Mais depuis que les hommes
Sur ce globe perdu pullulent au Soleil,
Du jour où quelqu'un sut ce qu'est le grand Sommeil
Et pesa dans sa main la cendre que nous sommes,
L'homme désespérant des célestes royaumes
Cria que tout sombrait au néant sans réveil!

Pourtant il va toujours, frêle Œdipe des choses,
Fou d'angoisse devant l'inconnu de son sort;
Et s'il fixe toujours le Sphinx aux lèvres closes
Au lieu de lui crier qu'il ne sait rien des Causes
Et d'attendre à ses pieds le baiser de la Mort
C'est qu'il croit à l'Énigme et qu'il espère encore!

Et Bouddha méditant sous le figuier mystique,
Jésus criant vers Dieu son sublime abandon,
Lucrèce désolé, Brutus calme et stoïque,
Hegel, Léopardi, Marc Aurèle, Caton
Tous les sages de l'Inde et tous ceux du Portique
Crurent-ils en mourant que tout était dit? - Non.

Aujourd'hui qu'affolé d'universelle enquête,
L'homme, sans voir la croix qui lui tend ses deux bras,
Fixe ses dieux muets, leur dit : Vous n'êtes pas!
Et se brisant le cœur, et du ciel, sa conquête,
Balayant cet Olympe œuvre éclos en sa tête,
Compte les soleils pris dans l'arc de son compas;

Aujourd'hui que d'un monde où souffla trop le Doute
Tout espoir de justice et d'amour est banni,
Que l'Être se voit seul, et qu'au lieu de la voûte
D'où Dieu veillait sur lui, Père auguste et béni,
Il n'aperçoit partout, sans échos et sans route,
Que les steppes d'azur d'un silence infini;

Aujourd'hui que le dogme absolu, fataliste,
Sur ce globe trop vieux marche à pas de géant,
Qu'on songe à tous ceux-là que le gouffre béant
Fascine, dont les cœurs n'ont plus rien qui résiste,
Et qui, berçant leur rage au Sanglot du Psalmiste,
Vont à travers la vie altérés de néant.

Et dans mille ans d'ici, quel en sera le nombre?
L'Homme alors jusqu'au fond de tout aura creusé,
Désertant les cités, sans désir, muet, sombre,
Les mains sur les genoux, il contemplera l'Ombre
Manger très lentement le soleil épuisé.

Eh bien! plus tard encor, au jour suprême,
Quand ce même soleil autrefois jeune et beau,
Trouant l'épaisse nuit d'un œil sanglant et blême
En fumant vers les cieux conduira son troupeau;
Alors que grelottant, formidable, la Terre
Au lieu des tapis d'or que lui faisaient les blés
Ne montrant tour à tour que steppes désolés
Que vaste plaine blanche et qu'Océan polaire,
Sentira tout à coup dans la nuit solitaire
Les suprêmes frissons secouer ses reins gelés,
Ô toi, qui que tu sois, frère, Unique Science,
Squelette au cerveau fou qu'aura choisi le Sort
Pour être le Dernier, seul, dans le grand silence,
Pour voir que c'était vrai, qu'il n'est plus d'espérance,
Que nul n'apparaissant, tout continuant encor,
La terre, sans témoin, va sombrer dans la mort,
Certes, tu n'auras plus mes antiques chimères,
Dans les yeux de Maïa tu n'auras que trop lu,
Et résigné d'avance à ses lois nécessaires,
Tu noteras en paix, l'âme ivre d'absolu,
Le refroidissement de ce bloc vermoulu.-
Mais au dernier moment ! avant que tout expire !
Te rappelant l'Amour, la Justice et le Beau,
La vieille humanité, ses labeurs, son martyre,
Cakya, Jésus, Rembrandt, Beethoven et Shakespeare ;
Et te disant tout bas que ce dernier sanglot
Dans une heure, avec toi, va mourir sans écho ;
Le cœur crevé soudain des douleurs de l'Histoire,
Devant la nuit de tout, seul, sublime, interdit,
Oubliant la raison, non ! tu ne pourras croire
Que tout s'en aille ainsi, sans témoin, sans mémoire ;
Et qu'il n'y ait personne ! et que tout sera dit !
Non ! et tu t'attendras á voir dans une aurore
Des signes flamboyants apparaître soudain.
Tu mourras, mais l'espoir, l'espoir, le vieil instinct
Jusqu'au suprême instant aura fait battre encore
Ton cœur, le dernier cœur de ce globe divin !

Ah !moi-même, devant la mort de la pensée
Avec la chair sans nom au hasard dispersée,
Devant l'Humanité hurlant vers le ciel noir,
Et donnant tout son sang pour ce vain mot : Devoir,
Et menant á la Nuit sa fatale Odyssée,
Que de fois j'ai pensé : Désespoir, désespoir !

Je mentais á mon cœur ! - orgueilleux ver de terre
Qui, n'ayant que mon jour, jugeais l'Éternité !
Non, non !je ne sais rien. Je me trouve jeté
Ici-bas, je ne vois qu'ignorance et misère,
Et ne veux rien savoir, rien, sinon que j'espère,
Et me repose en Dieu, Loi, Justice et Bonté!

Et d'ailleurs, si j'étais, sous des flots d'évidence,
Convaincu sans retour, et sans nulle espérance,
Que j'ai l'inexorable et morne Vérité,
Que tout n'a pas de but, vaste inutilité,
Chaos à jamais sourds, sans raison d'existence,
Si je n'espérais plus, je me ferais sauter !

Mais non. - Puis; c'est en vain que nous sondons ces choses.
Sous la loi de l'Espoir, aux incessants retours,
Depuis l'éternité les cieux suivent leurs cours,
Implorons le Néant, vautrons-nous dans les roses,
La Loi plane, la Vie espérera toujours !

Pourtant ! Pourtant ! angoisse et fureur impuissante !
Si c'était vrai ! si tout ce que l'espoir enfante
N'a pas de destinée ! oh !quelle invention
Que cet enfer sans but et ses fous dans l'attente
L'entretenant toujours pour une illusion !
Car rien n'arrachera tes racines profondes,
Vieil arbre du Désir aux vivaces rameaux,
Germe unique du Mal, bégaiement des berceaux
Et râle inassouvi des sphères moribondes !
Sans toi, sans toi pourtant, les Cieux, au lieu de mondes,
Depuis l'éternité rouleraient des tombeaux !

Es-tu l'écho lointain, la voix forte et confuse
Des Justices siégeant au-delà du trépas ?
Ah ! plutôt, tout le dit, tu dois être la ruse
Par qui l'lnconscient à jamais nous abuse,
Et nous fait malgré nous travailler ici-bas
A l'œuvre de mystère où nous ne serons pas!

Mais nous ne savons rien. Notre globe sublime
Sur la foi de l'espoir entassant dans l'abîme
Des siècles de labeurs pour ses Dieux incertains
A son tour rentrera dans la cendre anonyme,
Sans emporter le mot de ses âpres destins,
Oublié par les cieux éternels et sereins.

Pour ton Fils, ô Nature, ó marâtre qu'on aime,
Va, prends-nous, sans remords. Mais pourquoi t'a-t-il plu
Que nous doutions aussi de ce leurre suprême?
Ah! dupes jusqu'au bout, c'était le bonheur même,
Tu pouvais nous duper d'un espoir absolu,
Ô Mystère! Pourquoi ne l'as-tu pas voulu?

PRIÈRE
Ah ! s'il est quelque part dans les Déserts du Vide
Un témoin qui, muet, à nos douleurs préside,
Que fait-il? M'entend-il? Que pense-t-il de moi?
Et si tout est bien seul, et sans but, sans la Loi,
Pourquoi cet univers éternel et stupide
Et non l'universel néant ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Jules Laforgue

1ère publication:
Jules Laforgue inconnu de Robert Chauvelot (Nouvelles Éditions Debresse) 1973
Nota: Une autre version de ce poème > L'espérance

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