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Lassitude
Ô ma dernière idole, immuable Justice,
Je me disais qu'un jour viendrait, quoique lointain,
Où ta voix citerait à tes pieds le Destin,
Où, calme, s'étendant, ta main réparatrice

Du linceul du Néant déroulerait les plis,
Réveillerait les Bons de leur paix solennelle,
Et les faisant asseoir dans la Fête éternelle,
Vengerait le sanglot des temps ensevelis,

Car j'étais dans l'Éden, l'arbre de la Science
Ne m'avait pas encor tenté, j'avais la foi,
Et ce trésor d'amour, il était tout pour moi,
Ma force, mon recours, mon but, mon espérance.

Maintenant que j'ai pris du vieux fruit défendu,
Maintenant que je vis dans cette idée amère
Que mon rêve divin n'était qu'une chimère,
Si mont front est plus fier, mon cœur a tout perdu!

Que me fait désormais ce monde de misère!
Je pleurerai sur lui, mais lutter, à quoi bon?
S'il doit en une cendre inutile et sans nom
S'éparpiller un jour dans la nature entière.

S'il n'est pas d'au-delà! si tout est accompli,
Quand la forme est rendue à la grande Ouvrière,
Si Tout ne va qu'à faire une même poussière
Que le Destin balaie aux hasards de l'oubli!

La Justice est un mot! l'Idéal est un leurre!
À quoi bon l'existence? - À quoi bon le Progrès?
S'il n'est plus que des lois, s'il faut que pour jamais,
Sans raison, sans témoin, pêle-mêle tout meure?

Si sourd à tout espoir, et pour l'éternité,
L'Univers n'est enfin que le torrent des choses
S'entretenant toujours par leurs métamorphoses
Sous le stupide fouet de la nécessité!

Et j'erre à travers tout, sans but et sans envie,
Fouillant tous les plaisirs, ne pouvant rien aimer,
N'ayant pas même un dieu tyran à blasphémer,
Avant d'avoir vécu dégoûté de la vie.

20 mai 1880
Jules Laforgue

1ère publication:
Poésies Complètes (Le Livre de Poche) 1970

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