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L'oubli (1)
Renonciation totale et douce.
(Pascal).
Dans la Forêt immense et vierge et magnifique
Qui se berce accablée aux ardeurs de midi,
Tout vit, rêve, fermente, éclate, resplendit,
Sous le soleil terrible et morne du tropique !

Tout veut marcher, sortir, ivre d'un vague but ;
Tout pullule, tronc mort, et charogne, et cloaque ;
Sous les torrents d'amour partout la terre craque
Pâmée au sourd travail des germes verts en rut !

La Forêt va flamber. Pas une haleine chaude.
Sans fin, dans la fournaise épaisse de l'air bleu,
Vibrent les mouches d'or aux élytres de feu ;
Parfois scintille et file un oiseau d'émeraude !

Dans chaque goutte d'eau qu'aspire l'astre d'or,
Montent des milliers d'œufs qui partout vont éclore,
Rien n'est mort, tout remue, et c'est la vie encore
Qui, prête sans repos, fermente dans la mort !

Et l'océan des fleurs ! C'est la marée immense
A l'assaut furieux de l'air, des eaux, du sol,
De tout ce qui veut vivre, aimer, prendre son vol,
Et pourrir pour fleurir l'éternelle démence !

Des fleurs, partout des fleurs, aux lianes des troncs !
Parasols, éventails, fouillis de gerbes folles,
Cassolettes d'azur ; doubles, triples corolles,
Grimpant broder là-haut de merveilleux plafonds !

Encor ! encor ! toujours ! explosions ! fanfares !
Luxe étrange, tumulte inouï de couleurs,
Vertige somnolent de sinistres odeurs,
Houle aux flots diaprés, mer de formes bizarres !

Cactus, tabacs, piments, panaches flamboyants !
Daturas violacés, belladones livides,
Pétunias sanglants rayés de blancs morbides ;
Calices noirs gorgés de poisons foudroyants.

Dans la nuit d'un bosquet où la fraîcheur ruisselle,
Où ne filtra jamais l'averse du soleil,
Je me couche envahi d'un énervant sommeil,
J'écoute haleter la sève universelle !

Et je ferme les yeux ; et je songe ; Paris,
Les livres, nos sanglots, l'Histoire, la Justice,
Quel rêve ! oh ! c'est bien loin ; que je m'évanouisse ;
Baignez, détendez-vous, mes nerfs endoloris.

J'existe ? J'ai souffert, j'ai maudit la Lumière.-
Mais tout est oublié, je suis trop bien ici,
Oh ! que c'est bon, n'avoir ni désir ni souci-
Je vais m'éparpiller dans la nature entière-

Avalanches de fleurs pêle-mêle, accourez !
Noyez-moi, mangez-moi ; que mon cerveau - ce monde ! -
Devienne feuilles, fruits, tige où la sève abonde,
Parfums, pollen d'amour, pétales bigarrés...

Fleurs des formes d'un jour, éphémère Existence,
Echange universel sous le vol de la Loi,
Tout n'est qu'illusion ; Toi seul, peut dire : Moi,
Etre Unique, Eternel, immuable Substance -

Et je renonce, va ! prends-moi pour l'univers,
O substance infinie en tes métamorphoses,
Creuset de tout où bout la fusion des choses,
Prends-moi, repétris-moi pour mille êtres divers ;

Dépense mon génie á tes vains gaspillages,
Partez, espoirs, orgueils aux brises de l'oubli...
O fondantes douceurs du Mystère accompli !
Je suis dans le murmure infini des feuillages...

Je baigne dans l'amour ; plus d'heures, plus d'humains,
Je bois de tout mon corps la fraîcheur du silence,
Je sombre dans des flots mouvants de défaillance,
Je me meurs doucement, mes membres sont éteints...

L'âme vague de tout m'inonde et me pénètre...
Ai-je pensé jadis? Je ne puis ressaisir,
Je ne sais rien, je vais me fondre en un désir
D'anéantissement dans l'océan de l'Etre.

Oh ! plus intime encor ! Mon être se dissout...
Azur, sèves, eau vive, oui, je me liquéfie,
Je circule à travers l'universelle vie,
Je suis illimité, je suis Dieu, je suis Tout...

Plus Tout, encor plus Tout, mer d'ivresse, nature,...
Je jouis de sentir que je me meurs en Toi,
C'est encore trop, vois-tu, souffle, éparpille-moi,
Qu'il ne reste plus rien, brise, soupir, murmure,...

Rien de ce cerveau fou, rien de ce corps impur,...
Oh ! qu'il n'y ait pourtant que l'éternelle Vie,
Pourissant, fermentant, sans trêve, inassouvie
Sous les torrents de feu de l'implacable azur...

Bah ! des phrases ! des vers ! des souvenirs de livre !...
- Impassibles bouddhas, je vous admire fort,
Mais je tiens à ma vie et j'ai peur de la mort,
Mon pauvre cœur humain si haut ne peut vous suivre.

Les tropiques sont loin, et je vis dans Paris,
Névrose suraiguë où la douleur s'affine,
Et j'ai pour horizon de hauts fourneaux d'usine
D'un air triste et lointain fumant dans le ciel gris -

Puis, j'ai trop bien fouillé les misères humaines,
Lupanars, hôpitaux, bagnes, maisons de fous,
La faim, le froid, l'amour, les orgueils, les dégoûts,
Les dévouements de chien, les trahisons, les haines.

J'ai vu là-haut le ciel du Vrai, du Bien, de l'art,
Et l'âme battre en vain de ses ailes hardies,
Serve d'un corps en proie à mille maladies,
Et sujette à la mort qui nous fauche au hasard.

J'ai vu que l'existence est une loterie
De cerveaux, de milieux, de beauté, de santé,
L'injustice partout, et l'inégalité
Même devant le Bien, et même á l'agonie.

J'ai saigné pour l'Histoire et j'ai trop médité
Sur les soleils lointains et les livres des sages,
J'ai vu que tout est seul, et que nos cris, nos rages,
N'arrêteront le Temps ni la nécessité.

Je suis seul, sans amour, sans espoir, sans croyance,
Et que fais-je ici-bas, sans but me consumant ?
Il ne me reste plus que le Renoncement,
Le suicide, l'orgie ou «l'opium immense».

Le suicide ? non ! non ! oh ! songer à la mort !...
La contemplation est pour moi trop sublime,
Et j'ai peur de l'orgie ainsi que d'un abîme
Où j'habiterai seul, seul avec mon remord !

Mais non ! Je ne veux rien ; maudites soient les fêtes,
La gloire, les amours, les délices du Beau !
Maudite soit la femme, et la soif du tombeau,
Et la sérénité divine des ascètes !

Moi, Moi - Je pleurerai sur tout ; je soufflerai
La Désillusion dans la cité des hommes,
Pour que, désespérant de célestes royaumes,
Tout retourne avec joie au vieux néant sacré !

Jules Laforgue

1ère publication:
Revue des sciences humaines n°178 avril-juin 1980

Nota: Pour voir le manuscrit des 4 dernières strophes de ce poème:
Consultez > Les Amis de Laforgue
 

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