Ô rêve éblouissant (où ma mort se pressent!)ApothéoseI
J'ai vu la chapelle,
Toute d'ivoire et d'or, douloureuse d'essor,
Gigantesque et frêle!
Aux délicats festons brodant les clochetons,
Aux roses fleuries,
Aux arcades à jour, partout, brûlaient d'amour
Mille pierreries!
Et partout aux vitraux ruisselants, des joyaux :
Ors, saphirs, topazes,
Émeraudes, rubis, palpitaient éblouis
D'uniques extases !
Et parmi tous ces feux, jaunes, verts, rouges, bleus,
- Morne apothéose, -
J'ai reconnu, pareil à l'ostensoir vermeil
Que le prêtre impose,
Mon Cœur énorme et lourd qui ruisselait d'amour
Au fond d'une châsse,
Mon Cœur gonflé, sanglant, noir, meurtri, pantelant,
Mais toujours vivace!
Autour de ce Trésor, tout flambait en essor!
Et les mille ogives
Voulaient jaillir plus haut, vers mon cœur chaste et chaud,
Boire aux sources vives !
Et l'or, les feux, l'encens, les cierges pâlissant,
Les Cloches en fête,
L'orgue éperdu tremblant ses appels, ou roulant
Comme une tempête,
Tout délirait en chœur, vers mon si morne cœur,
Mon Cœur égoïste :
Alléluia! Noël ! - et c'était éternel!,
Solennel et triste!Oh! lorsqu'au dehors, memento des morts,II
Pleure et beugle la bise,
Oubliant Paris, ses vices, ses cris,
Seul au fond une église,
Dans un coin désert, je pleure au concert
Des orgues éternelles,
Devant les vitraux douloureux et beaux
Des ardentes chapelles !
Dans l'encens nuageux, tremblent mille feux
Et, triste, ma Madone
Tient, les yeux ravis, un Cœur de rubis,
Qui brûle et rayonne,
Un Cœur ruisselant, un Cœur tout en sang
Qui, du soir à l'aurore,
Saigne, sans espoir, de ne pas pouvoir
Saigner, oh! saigner plus encore!Jules Laforgue
1ère publication:
Poésies Complètes (Le Livre de Poche) 1970